lundi 7 décembre 2009

Répondre à la question Qu’est-ce que la vie, n’est-ce pas en réalité répondre à la question Qu’est-ce que l’homme, telle que la science a contribué à


Bonsoir Docteur Philo, une petite question qui m'embête depuis quelque temps, et surtout dans le courant actuel des grands débats bioéthiques. Avant de parler de définition de la vie, ou de connaissance de la vie, je me demandais pourquoi l'homme cherche-t-il à la définir, si ce n'est pour répondre à des questions que les progrès de la science soulèvent, quant à la définition même de l'homme?

La boite à questions

Bigre... Pas facile votre question, d’autant que la notion de vie occupe une place considérable dans l’histoire des sciences : le volume qu’André Pichot a consacré à cette question fait 970 pages (Histoire de la notion de vie, dans l’édition Tel).

Et puis comment ne pas être troublé par le rapprochement entre ces deux questions quand on se rappelle que dans les années 60 Michel Foucault disait justement que l’homme était une notion qui allait disparaître du champ scientifique, au moment même où François Jacob déclarait que dans les laboratoires, la recherche ne s’intéressait plus à la vie mais au vivant (entendons aux phénomènes du vivant). D’ailleurs Docteur-Philo qui a enseigné la philosophie dans une vie antérieure se rappelle que dans les programmes de philo de terminale, c’est bien le vivant qui figure et non la vie.

Bref, au moment où on cesse de parler de l’homme, on cesse en même temps de parler de la vie.

Ce qui prouve la pertinence de votre question et qu’en même temps on ne se la pose plus

Ça ne signifie pas pour autant qu'elle soit sans intérêt, mais seulement qu'elle a une dimension historique.

--> Si je tente quand même l’aventure d’une réponse, ce sera avec plein de points de suspension.

En fait penser à définir l’homme en définissant la vie, c’est se comporter en matérialiste. Ce qui ne surprendra personne si on admet que ce sont les scientifiques qui le font.

Parce que, si vous dites « comprendre la vie c’est comprendre l’homme » alors vous allez rattacher les propriété humaines à des données physiologiques – voire même à la matière brute. On dira que les gènes sont responsables de la nature humaine, et que ces gènes sont eux-mêmes un empilement de molécules d’ADN autrement dit de substances chimiques. Et vous allez, par exemple comme Notre-Président, expliquer que l’homosexualité ou la pédophilie c’est génétique.

Qu’est-ce qui est exclu de l’humanité dans ce cas ? D’une part la liberté ; passons. D’autre part l’histoire, c'est-à-dire l’effet de l’évolution culturelle, de l’environnement humain etc…

Je devine que vous attendiez encore une autre exclusion : Hé oui… L’âme ! Quid de l’âme ? Peut-on la définir scientifiquement ? Où se situent les gènes l’âme ?

Dans ce cas, un conseil : abandonnez la science et ouvrez la Bible. Dans la Genèse, on voit bien que Dieu crée comme ça, sans plus, les animaux. Mais quand il s’agit de l’homme, la vie se dédouble : il y a la glaise dont est fait son corps et le souffle divin qui vient l’animer. C'est-à-dire : la vie, chez l’homme est double, alors que chez l’animal elle est simple.

L’homme possède alors la vie sous deux formes différentes et c’est de là que vient cette propriété extraordinaire pour un être vivant : l’immortalité – partielle, mais tout de même.

mercredi 25 novembre 2009

Y a t-il un responsable autre que la causalité ?

Question posée dans La boite à questions.


La causalité est-elle synonyme de responsabilité ?

Faut-il comprendre qu'on se demande si c'est la cause qui a produit tel effet qui est l'origine de la responsabilité ?

Mais alors il faut se demander aussi: qu’est-ce donc que la « causalité » ?

De toute façon la question est encore trop classique (de millions de pages pour la traiter ont sûrement déjà été écrites), et en même temps loin d’être résolue (voyez les débats sur l'opportunité de juger les fous).


Toutefois, Dr. Philo s'est engagé à répondre à ses honorables lecteurs et il n'est pas homme à reculer devant sa responsabilité

De quelle causalité parle-t-on ? De la cause efficiente ? De la cause liée à la volonté ? S’agit-il d’un sujet qui a agi en pleine connaissance de cause, ou bien était-il ignorant de l’effet produit, ou encore incapable d’être conscient de ce qu’il faisait ?

- Ça fait longtemps qu’un ne traîne plus devant le tribunal l’animal qui a causé un dommage, et on ne juge plus (ou pas encore) les fous criminels.

--> Donc l’imputation de responsabilité suppose non seulement qu’on ait fait ce qui donne lieu à responsabilité, mais encore qu’on l’ait voulu.

Voilà donc quelques éléments de réponse :

1 – Il n’y a responsabilité que là où il a quelque chose qui a été fait impliquant la volonté humaine – ou divine.

Et donc le fait strictement naturel (le tremblement de terre qui ravage une région, la tempête qui coule le bateau) ne donne lieu à aucune responsabilité.

De même le hasard n’est aucunement responsable : le fait de gagner une fortune au Loto n’a rigoureusement aucun sens dans ce domaine.

2 –Poser la question de la responsabilité, c’est donc se demander : quand est-ce qu’on peut dire qu’on a voulu réellement ce qui s’est passé. On se rappelle de la formule « Responsable mais pas coupable », qui voulait dire qu’il existe une responsabilité formelle mais pas réelle, quand on n’a pas véritablement souhaité ce qui s’est passé. On juge en ce moment Douch, le tortionnaire cambodgien, qui comme les bourreaux nazis plaide l’obéissance pour se disculper. Ils ont fait, oui – mais ils ne l’ont pas voulu.

3 – Plus intéressante, cette observation consistant à dire avec Ricœur que cette question suppose que soit résolue une autre question préalable : qui est l’agent véritable de l’action ? Ou si vous préférez : Qui donc a fait ce dont un parle ?

mardi 10 novembre 2009

Faut-il faire partir les gens qui viennent faire jouer leur chien sur mon terrain ?

Bonjour Dr Philo, voici: nous avons un très grand terrain que nous entretenons avec amour. Comme il n'est pas clôturé deux personnes viennent y faire jouer leur chien. La première fois je les ai informés qu'il s'agissait d'une propriété privée, ce qu'ils ignoraient. Mais depuis ils reviennent à tous les jours.

- Est-ce normal que ça m'agace au plus au point ou est-ce de l'égoïsme.

- Pourquoi ai-je tant de mal à leur dire de partir?

- Est-ce que je me sens coupable de posséder une si grande propriété que nous avons pourtant si difficilement gagnée?

Isabelle (Remarque sur ce Post)

Voici une question qui pourrait aussi bien être adressée au juriste et/ou au psychologue.

Si elle s’adresse au philosophe, alors c’est notre rapport à la propriété privée qui est interrogé

Car si on laisse (provisoirement) de côté la seconde questions, on est en présence d’une question typiquement rousseauiste.

C’est en effet Rousseau qui écrit que la propriété privée se définit par l'exclusion du droit des autres à faire ce qu'il veulent de notre bien : la propriété avant d’être un sentiment est une réalité qui se caractérise par l’exclusion des autres. Ma propriété c’est le domaine de ma vie privée, n’y entrent que ceux que j’ai autorisés. Et sur tout pas leurs chiens. Et surtout pas si c’est pour le souiller de leurs déjections.

La question n’est donc pas tellement de savoir pourquoi ça vous agace, puisque, étant donné ce qu’on vient de dire de la propriété, et vos envahisseurs étant dûment prévenus qu’ils étaient sur la votre, ils n’en tiennent pas compte, mais plutôt de savoir comment il se fait que vous vous sentiez « coupable » de posséder cette propriété», et pourquoi vous aviez des réticences à faire valoir vos droits.

Alors, on peut tenter plusieurs réponses :

- D’abord que vous êtes sans y penser plutôt rousseauiste (1) , et que vous ayez l’idée que la propriété privée n’est pas quelque chose de vraiment légitime ; je veux dire que l’humanité pourrait bien vivre sans que la propriété privée n’existe.

- En suite que, comme le dit également Rousseau (c’est dans le Contrat social cette fois), la propriété doit être proportionnée aux besoins humains et à ses capacités de travail (il s’agit toujours de la propriété du sol et donc de la dimension du champ nécessaire à faire vivre le paysan).

Néanmoins, comme vous le faites remarquer, ce grand terrain est proportionné à votre travail puisque vous l’avez dûment acheté avec vos émoluments. Simplement ce travail est en amont de la possession et non en aval (comme l’est le champ qui est légitimé par le travail agricole).

- Enfin, que cette manière d’exclure les gens soit pour vous une attitude peu recommandable moralement. Même si on n’est pas certains de vouloir aimer notre prochain comme nous-mêmes, néanmoins nous avons un vieux fonds humain qui nous recommande l’hospitalité pour le passant inconnu. C’est ce que croyaient les grecs : le mendiant qui sonne à ta porte est peut-être un Dieu déguisé qui vient faire du testing d’hospitalité.

Alors si vos envahisseurs – et leur chien – sont des Dieux, laissez faire.

Sinon, plantez donc une clôture et achetez un fusil.


(1) Voyez ce texte :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. (Discours sur l’origine de la propriété, 2ème partie)

lundi 5 octobre 2009

Ma question est : que signifie être poli ?

J’invite mon honorable correspondant à se reporter à mon Post récent consacré aux rapports entre la politesse et l’hypocrisie. (Cf. ici), car je ne vois pas pour l’instant grand-chose à dire de plus.

Je peux toute fois en profiter pour reproduire le texte de Schopenhauer, pour ceux qui ne l’aurait pas lu en ligne :


Les porcs-épics

« Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers 1es autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. »

Arthur Schopenhauer – Parerga et Paralipomena

samedi 3 octobre 2009

Artiste et sportif, même métier

Selon moi on appelle quelqu'un artiste lorsque le métier d'une personne ne sert à rien d'autre que provoquer des émotions et des sentiments. Alors les musiciens autant que les sportifs sont à mes yeux des artistes.

Commentaire au post Qu’est-ce qu’un artiste ?

1 - Artiste serait donc un métier.

2 - Ce métier ne consisterait pas à produire une œuvre, mais à induire des émotions chez autrui.

3 - Artiste et sportif = même nature.

La difficulté avec l’art – et donc avec les artistes – c’est de tracer les limites du concept, c'est-à-dire donner les caractéristiques sans les quelles l’art cesse d’être de l’art, et l’artiste un artiste.

Quand vous croisez ces difficultés avec les incertitudes soulevées par les autres concepts que vous ajoutez dans la relation (qu’est-ce qu’un métier ? Qu’est-ce qu’un sportif ?), alors vous avez besoin de quelqu’un qui vienne avec un solide gourdin pour faire un peu respecter les frontières.

1 – Concernant le métier, l’idée d’artiste s’est construite dans notre civilisation en faisant reculer le rôle de l’apprentissage – donc du métier – au profit de l’inspiration, du génie, du talent, etc… Sans être d’un romantisme excessif, on dira que le propre de l’artiste, c’est précisément d’exister au-delà du métier

2 – Pour ce qui est de l’œuvre, c’est là que la difficulté est la plus grande. On a très couramment l’idée que l’artiste produit une œuvre et donc pas seulement de l'émotion. Une œuvre, c'est à dire quelque chose qui immortalise son auteur - pour le moins, quelque chose qui dure.

Oui, mais comme le faisait observer Nietzsche, le danseur ne laisse derrière lui aucune œuvre, son art, tout son art disparaît avec sa danse.

3 – Est-ce une raison pour identifier artiste et sportif ? A supposer que le sportif ne produise que de l’émotion chez le spectateur – et non un exploit qui fait reculer les limites des capacités humaines – pourquoi pas ? On voit bien que certains sports sont à cheval sur l’art et le sport – et justement on peut penser au sport équestre, mais aussi au patinage sur glace.

Toutefois : l’art a quelque chose qui va au-delà de l’émotion passagère. L’art, même sans produire d’œuvre, dure bien au-delà de sa manifestation.

Hannah Arendt disait même que c’est le propre de l’art que de produire quelque chose qui dure parce que ce n’est pas fait pour la consommation.

--> L’œuvre de l’artiste – son produit – c’est aussi quelque chose qui donne à penser, quelque chose qu’on peut revoir, réentendre, indéfiniment ou presque, avec toujours une sensation neuve, avec toujours une pensée de plus.

L’œuvre d’art c’est ce dont on n’a jamais fini de parler.

Alors, tant mieux si l’exploit sportif entre dans cette catégorie…

mardi 29 septembre 2009

En quoi consiste le rire.?

Quel est le but du rire ? Pourquoi rit-on ? De quoi rit-on exactement ? Quelle est la fonction du rire ?

La boite à questions

54 secondes. Tel est le temps moyen passé par page par les lecteurs de ce Blog.

54 secondes donc pour répondre à 4 questions fondamentales sur le rire : avouez cher lecteur que Docteur-Philo a une rude tâche.


--> Quant au but, on peut déjà distinguer

- Il y a d'abord le rire-expression, le rire « aux anges » tel ce gamin photographié par Willy Ronis qui rit simplement parce que la vie lui est belle. Ce rire accompagne la joie qui comme le dit Spinoza manifeste le passage à une plus grande perfection. Ce rire-manifestation n’a pas de but : il existe et c’est tout.

Notons qu’on ne rit que là où l’intérêt vital n’est pas en cause : là ou le sérieux nous commande d’obtenir un résultat, le rire crée une pose. Et non seulement il ne faut pas être pressé par le besoin vital pour rire, mais en plus il faut considérer le rire comme humain – strictement humain comme le disait Rabelais – parce que le rire qui accompagne la joie est l’indice du bonheur et que l’homme cherche non seulement à vivre, mais qu’il veut en plus bien vivre (Aristote).

- Il y a aussi le rire sanction : c'est celui qui émet un message. C’est le rire moqueur, le rire qui sanctionne le ridicule.

--> C’est ici qu’on peut interroger la source du rire, le risible,

Docteur-Philo trouve dans sa besace, le livre de Bergson – Le rire (Essai sur la signification du comique) : il y a une métaphysique du rire qui mériterait un peu plus que 54 secondes.

Selon Bergson, le risible est issu d’un aspect caricatural pris par un fait humain. C’est quelque chose qui est devenu raide, mécanique, bref qui est désadapté par rapport à la souplesse et à l’efficacité de l’action. Le bafouillage, le geste qui se répète sans raison, le tic verbal, une humoriste comme Julie Ferrier l’a exploité au maximum (voir par exemple sa prof de chant ici).

Nous rions parce que cette répétition, ce caractère mécanique du comportement nous donne l’image de ce que serait l’homme si la matière l’emportant chez lui sur l’esprit, se mettait à faire mécaniquement ce que son intelligence fait avec la souplesse de l’invention.

Le rire est donc un affrontement de la matière et de l’esprit : c’est donc bien un comportement métaphysique.

Nous en sommes à 58 secondes : tous les lecteurs ont plié bagage.

samedi 26 septembre 2009

Y a-t-il des choses que les machines ne sauront jamais faire ?

Cette question qu’on pose aujourd’hui à Docteur-Philo a été posée une multitude de fois, et on a proposé une multitude de tests permettant de savoir où s’arrêtent les machines dans leur imitation de l’homme.

On connaît aujourd’hui plus particulièrement le test de Turing qui consiste à faire dialoguer un usager avec un ordinateur avec pour objectif d’établir de façon certaine si à l’autre bout, il y a un autre usager, ou bien si c’est la machine qui répond toute seule.

De fait, Docteur-Philo a tenté l’aventure avec un programme ad-hoc (1) : il a été bien déçu. Le doute n’a pas tenu plus de 3 secondes. Lorsqu’il a demandé à son interlocuteur ce qu’il pensait de Barak Obama, la machine a répondu par un stéréotype, du genre « Vous pouvez reformuler votre question ? »

Déjà, Descartes s’était posé la question de la preuve qu’entre l’animal (considéré par lui comme une machine) et l’homme il y avait une différence totale. Et cette preuve, c’est l’usage du langage.

Par exemple : un perroquet dit bonjour à sa maîtresse ; ce n’est pas qu’il soit joyeux de la revoir, mais parce qu’il espère avoir la nourriture qu’elle est habituée à lui donner pour le récompenser d’avoir parlé. Autrement dit, la machine parlante ne le fait pas avec à propos ; elle ne peut tenir compte de la réalité. (voir le texte de Descartes ici)

Autre exemple : Dieu vient de créer Adam et il se demande s’il vient d’inventer une machine ou bien si cet homme saura faire quel que chose que la machine ne saurait pas faire. Il a eu la réponse quand Adam a croqué la pomme. Une machine ne saurait pêcher, c'est-à-dire faire ce pour quoi elle n’a pas été inventée.

Mais je préfère encore le test de Lady Lovelace, dont on ne parle que rarement.

Déjà, Lady Lovelace était la fille de Byron, ce qui impose le respect et suscite l’étonnement s’agissant de définir un test à faire passer à des ordinateurs. Mais surtout, le test de Lovelace concerne la création : la machine, c’est ce qui est incapable de créer, c'est-à-dire d’inventer quelque chose qui ne se déduit pas analytiquement des données qui sont déjà connues (2).

En réalité, une machine qui saurait créer, ça fait peur. Exemple :

Il y a bien des années IBM avait fabriqué un puissant ordinateur joueur d’échec, Big-Blue, contre le quel Kasparov, le champion du monde, a perdu. On a dit alors que certains des coups joués par la machine était de pures créations, qu’on n’aurait jamais été capable de déduire de la base de données des parties antérieures stockées dans la mémoire de la machine.

C’était une machine qui avait passé brillamment le test de Lovelace : IBM l’a démontée et on n’en a plus jamais entendu parler.


(1) Sur un site concernant les robots de discussion : il s’agit d’Alice.

(2) Est déduit analytiquement ce qui était déjà contenu dans le donné soumis à l’analyse. Un peu comme le sous-marin qui fait surface existait déjà sous la mer avant de devenir visible.

De même, dans l'exemple du perroquet, le "Bonjour" à la maitresse se déduit analytiquement de l'état du perroquet: il a faim.

mardi 18 août 2009

Est-ce qu'être poli c'est être hypocrite ?

Bonjour Docteur Philo!

J'ai une question perturbante:

Est-ce qu'être poli, c'est être hypocrite?

Où sont les limites entre la politesse et l'hypocrisie?

La boite à question


Bonjour, honorable correspondant. Que le ciel vous soit favorable et que vos souhaits se réalisent.

C’est ce que le Docteur-Philo va s’efforcer de faire pour vous.

1 – La politesse comme code social

- L’idée que la politesse pourrait être une forme de calcul hypocrite signifie qu’il serait moralement recommandable d’être impoli avec certaines personnes, et que le calcul intéressé propre à l’hypocrisie serait ce qui dénature la véritable politesse.

On citera alors Alceste, le misanthrope de Molière qui s’emporte en effet contre la lâcheté des courtisans qui avec une prudente politesse dissimulent leur pensée véritable sous des compliments hypocrites. La politesse peut donc être le manteau de respectabilité qui recouvre en fait l’hypocrisie.

- Toutefois, on serait tenté aussi d’opposer à cela la politesse obéissant à une norme culturelle et sociale, un peu comme le bourreau chinois qui fait mille courbettes à celui qu’il va découper tout vif en 120 morceaux. Personne ne dira de lui qu’il est hypocrite, mais on admirera la rigueur de la norme sociale qui s’impose jusque dans ces cas extrêmes.

2 – La politesse est vertu morale (respect d’autrui) :

Kant fait du respect d’autrui la reconnaissance de sa valeur en tant qu’être humain. Le respect étant l’effet produit sur nous par la valeur suprême d’autrui dans la morale, la politesse serait alors la marque la plus courante de ce respect, à condition bien sûr d’être consentie et non imposée par l’usage.

3 - Où sont les limites entre la politesse et l'hypocrisie?

Entre la politesse et l’hypocrisie, la différence serait donc dans la sincérité, ou mieux : dans l’absence ou la présence de second degré. La politesse est sans calcul ni arrière plan : comme on dit, elle est ce qu’on ne peut refuser, elle est la moindre des choses. L’hypocrisie serait dans le domaine de la politesse, une affectation, quelque chose qui répond à un calcul d’intérêt.

On pourrait alors dire qu’on est trop poli pour être honnête comme le suggère le proverbe.

4 – Un monde sans politesse est-il souhaitable ?

On rappellera la fable des porcs-épics de Schopenhauer (à lire ici) ; la politesse est ce qu’on a trouvé de mieux pour se supporter les uns les autres. A la limite, un monde sans politesse serait

a - soit une communauté fusionnelle, faite de porcs-épics sans piquants ; j’ai, selon Kant, avec le respect de l’humanité, le devoir d’aimer les hommes – tous ceux du moins qui laissent s’exprimer leur humanité (les autres ayant tout de même droit, comme on l'a dit, à la politesse).

b - soit un monde sans frictions parce que toutes les aspérités auraient été gommées. Autant dire qu’on aurait des robots ou des clones. Ce serait une société qui aurait été jusqu’au bout des conflits possibles et imaginables, transformant ses blocs râpeux des individus en galets parfaitement lisses. Mais comme le dit Bergson, il faudra bien des guerres pour y parvenir.

dimanche 2 août 2009

Peut-on désobéir aux lois ?

L’avantage de cette question est d’avoir été posée depuis un très lointain passé – avec Antigone par exemple – et de se poser encore aujourd’hui, où la loi Hadopi va transformer en délinquants les innombrables téléchargeurs du Net.

L’inconvénient, c’et qu’on a l’impression d’être coincé par l’impossibilité de répondre affirmativement : une loi à la quelle on pourrait désobéir impunément n’en serait plus une.

La loi en effet, à la différence de la règle, n’admet pas d’exception, et nul ne peut être au-dessus des lois, sauf à se situer dans le règne de la nature, c'est-à-dire des rapports de force : la « loi » de la jungle.

Alors : Antigone serait une rebelle que Créon aurait raison de châtier, n’en déplaise aux Dieux ?

Evidemment non : car Antigone se réclame d’une loi – la loi divine – qui veut que son frère ait des funérailles, et cette loi est supérieure à la loi de la Cité défendue par Créon.

--> 1ère idée: il y a une hiérarchie des lois : les lois doivent être cohérentes entre elles, et quand deux lois sont en contradiction, celle qui relève d’une légitimité supérieure l’emporte sur l’inférieure.On peut donc désobéir à celle-ci si c'est la condition pour obéir à celle-là.

Reste à savoir la quelle est supérieure et la quelle est inférieure ?

Reste surtout à savoir s’il y a des cas où toutes les lois sont sur le même plan, impliquant donc qu'on ne peut pas désobéir à la loi en se réclamant d'une légitimité supérieure.

--> 2ème idée : tous les législateurs prétendent être uniques, et quand ce n’est pas le cas, ils prennent le système de lois supérieures comme préambule à leur constitution. Ainsi font tous les régimes qui ne sont pas laïques avec les lois divines ; ainsi faisons-nous avec la Déclaration des droits de l’homme.

Comme toutes ces lois sont parfaitement définies et codifiées, il n’y a en principe pas de problème.

… Sauf que le problème se repose quand même : au niveau de l’interprétation des faits, et donc de l’application de la loi.

--> 3ème idée : on peut tenter de prouver qu’on ne désobéit pas aux lois malgré les apparences.

Voyez les téléchargeurs du Net : ils ne crient pas « A bas la propriété privée ! ». Ils disent simplement que leurs pratiques ne spolient pas les artistes puisqu’ils n’auraient de toute façon pas acheté leur enregistrement au prix pratiqué. Ils ne font que redresser une injustice – comme Robin des Bois, ils ne font que voler les voleurs.

jeudi 25 juin 2009

L’avenir a-t-il plus d’importance que le passé ?

Docteur philo répond :

Cette question me parait bien naïve : autant demander s’il vaut mieux être jeune que vieux ?

Pourtant elle est moins candide qu’on pourrait le croire, et il y a bien des civilisations où le respect des vieux (bientôt ancêtres à qui on va célébrer un culte) rend cet âge plus désirable que la jeunesse – méprisée, exploitée par tous ceux qui sont déjà installés dans la vie.

Mais Docteur-Philo n’est pas « Philo » pour rien : c’est dans une philosophie du temps qu’il va chercher la réponse.

Saint Augustin le disait : «Il est … évident et clair que ni l'avenir ni le passé ne sont et il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l'avenir, mais qu'il serait exact de dire : il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l'avenir. » (1)

Il est donc absurde de demander si l’avenir a plus d’importance que le passé, vu que ni l’un ni l’autre n’existent ailleurs que dans la mémoire et dans l’attente – c'est-à-dire dans le présent. Demandons, si l’on y tient, s’il vaut mieux se représenter l’avenir ou se remémorer le passé.

- On pourrait donc se dire qu’à la rigueur c’est à une institution de la conscience qu’il faudrait se référer pour évaluer le parti que nous pouvons tirer du temps. Il y a des moments où il est plus facile de penser l’avenir, et on suppose que la jeunesse y est propice. Mais au fond pourquoi ne pas continuer à faire des projets, à penser l’avenir même arrivé au terme de notre vie ? L’immortalité de l’âme est-elle autre chose, vue de ce côté-ci de la vie, que le projet de continuer à vivre, de retrouver nos chers disparus, etc… Et les braves gens qui répètent qu’on devrait planter un arbre, même à 80 ans, disent-il autre chose ? La jeunesse est un état d’esprit disent-ils et ils n’ont pas tort, si l’on entend par là que c’est à la représentation du futur qu’on doit la mesurer (et non à la souplesse des articulations).

--> Voilà la potion miracle de Docteur-Philo : il t’appartient de choisir la réponse à ta question, mais ce qui compte c’est de savoir en tirer parti. Le passé n’a objectivement pas plus d’importance que l’avenir, car tous deux n’existent que dans ton présent. Sache vivre ce qui te paraît le plus important, que ce soit la représentation du bonheur que tu vas avoir demain – ou dans dix ans. Ou que ce soit de fantasmer sur ton passé, celui qui vient juste de s’écouler ou celui qui remonte à ta lointaine enfance.

- J’entends d’ici les mauvais esprits qui vont ricaner : alors, diront-ils, suppose que tu sois un condamné à mort qui monte à l’échafaud ; apparaît un magicien qui te dit : « Je te propose de te changer en enfant qui vient de naître » ; tu lui répond : « Rien à faire, car l’absence de passé est aussi désespérante que l’absence d’avenir » ? Hein, c’est ça que tu réponds ?

Là, Docteur-Philo sèche lamentablement : « j’avoue dit-il, que je ne sais pas exactement, parce que, comme le dit le vénérable Augustin, le temps est écoulement, c’est à dire conscience du rapport entre le passé et l’avenir (dissension de l’âme), et que l’exemple de notre objecteur considère le temps comme immobilisé sur l’instant – instant d’avant son arrêt définitif ; instant d’avant sa mise en mouvement. »


(1) Saint Augustin – Confessions, livre XI. Paragraphe XX – Lire ici

lundi 1 juin 2009

Le chantage est-il une forme de négociation ?

A votre avis le chantage n’est-il pas une forme de négociation ?
Si la réponse est positive, son utilisation est-elle vraiment amorale ?

La boite à questions


- le chantage n’est-il pas une forme de négociation ?
Il faut probablement distinguer la situation d’échange (je te donne ceci si tu me donne cela) et la négociation.

Le propre du chantage, c’est être unilatéral. Il y a celui qui l’impose et celui qui le subit. Il y aurait négociation s’il y avait une marge d’adaptation à la demande de la part de la victime.

La négociation peut bien commencer par un chantage, mais elle ne peut pas s’achever comme elle a commencé. Quand les négociateurs se mettent autour d’une table, ils ne savent pas eux-mêmes ce qui va en sortir. Car c’est l’adaptation des exigences des uns à celles des autres qui va déterminer le contenu de l’accord.

- son utilisation est-elle vraiment amorale ?

Compte tenu du nombre de parents qui soumettent leurs enfants au chantage on espère que non.

A-t-on observé que les parents d’aujourd’hui ne lèvent pas la main sur leurs enfants ? Pas la moindre tape, claque, fessée…Oui, mais le chantage, ça – oui, ça y va. Si tu ne ranges pas ta chambre, pas de ciné. Si tu ne manges pas tes épinards, pas de dessert, etc…

Qu’en pensent les psychologues ?

Avant ma naissance, où est-ce que j’étais ? (2)


Un petit garçon de presque 4 ans m'a posé cette question ce matin. J'ai peur que ce genre de réponse ne le satisfasse pas pleinement. Vous avez donc grosso modo deux mois pour lui en préparer une autre !

Commentaire du 30 mai au Post concernant cette question

Docteur-Philo est du genre expéditif : il ne lui faut pas deux mois pour répondre.

D’autant qu’il a dans ses archives cette magnifique photo :

Cliché J-P Hamel

Les petits enfants adorent jouer avec les bulles de savon, parce qu’elles sont comme eux.

Comme eux, elles viennent de presque rien, un peu d’eau savonneuse, un souffle et hop ! voilà une merveille irisée qui se balance dans la lumière sans qu’on puisse prévoir où elle va aller.

Voilà ce qu’il faut dire à ce jeune homme (j’allais dire : à ce jeune animal-métaphysique) :

- Tu es fait d’un peu de matière vivante (là je vous laisse le soin de choisir entre la petite graine, le spermatozoïde ou ce que vous voudrez). Mais tu es bien plus que ça mon chéri. Et ce que tu es en plus, ça n’existait absolument pas avant toi. Et c’est pour ça qu’on t’aime. Regarde la bulle de savon : juste avant, elle n’existait pas, elle n’était qu’un peu d’eau dans le tube. Elle vient de rien du tout, et pourtant elle existe belle et bien.

--> Notez l’avantage de la bulle de savon : si ce jeune garçon n’a pas encore demandé où vont les gens quand ils meurent, ça ne va pas tarder. La bulle de savon permet de répondre facilement :

- En mourant, les gens, ils disparaissent sans laisser de trace, ils font exactement comme la bulle de savon.

jeudi 21 mai 2009

Qu’est-ce qu'un artiste ?

L'autre jours j'écoutais une émission de radio: Eclectik sur France Inter. Et l'invité était
Gianmaria Testa.

Un moment durant l'émission la journaliste utilise le terme "artiste" pour désigner l'invité et lui réponds qu'il n'est pas artiste, que pour lui un artiste c'est quelqu'un qui est capable de montrer quelque chose que personne ne voyait avant lui.
Donc ma question aujourd'hui serait qu'est-ce qu'un artiste ?

La boite à question

Que dit le dictionnaire de Docteur-Philo ?

Artiste :

1 - Sens descriptif : celui qui fait une œuvre d’art

2 - Sens désignant un caractère ou un tempérament : celui qui a le goût des arts

3 - Sens laudatif : celui qui excelle dans un art

4 - Sens péjoratif : personne au comportement bizarre.

On le voit : on aurait plus vite fait de dire ce que n’est pas l’artiste que de dire ce qu’il est.

Si on se borne à la définition suggérée par l’invité Gianmaria Testa, on voit que la définition de l’artiste suit de près celle de l’œuvre d’art. Si l’artiste c'est quelqu'un qui est capable de montrer quelque chose que personne ne voyait avant lui, c’est qu’il produit une œuvre d’art, autrement dit qu’il est un créateur. Toutefois, cette définition a un défaut, c’est qu’elle bénit comme artiste celui qui produit n’importe quelle cochonnerie sous condition que personne n’ait fait – n’ait osé faire – la même chose avant lui. (Voir ici la "merde d'artiste" de Manzoni)

Finalement, le mieux pour définir l’artiste serait de remonter à la plus ancienne conception qu’on s’en est faite, sous réserve qu’elle soit toujours appropriée aujourd’hui.

Ce qui compte de nos jours c’est l’engagement de l’artiste dans son œuvre. L’artiste c’est quelqu’un qui dit de son œuvre : « C’est moi qui l’ait faite », autrement dit, personne ne peut avoir fait la même chose parce qu’elle est une partie de moi-même – à noter que c’était la conception de Hegel pour qui l’œuvre d’art était l’esprit humain fait chose et présenté dans le monde extérieur. A noter encore que ça comporte l’exigence que la création ait un sens : l’artiste qui jette au hasard des taches de peinture sur une toile ne crée par une œuvre, parce qu’elle n’exprime rien de significatif.

L’artiste, c’est donc quelqu’un qui signe son œuvre. Et ça existe depuis la renaissance : c’est ainsi qu’on a dit que Dürer était le premier artiste parce qu’il avait été le premier à signer systématiquement ses œuvres (monogramme A.D.)

dimanche 17 mai 2009

Peut-on s’enrichir sans travailler ?


Docteur-Philo n’est ni un économiste, ni un juge. Il ne s’intéresse ni à la finance, ni aux escroqueries.
Il lui reste les valeurs de la morale, ou plutôt la réflexion sur ce qui les fonde, c’est à dire l’éthique.
Y a-t-il une différence entre les actionnaires et les escrocs ? Si nous mettons de côté les préjugés politiques, la question mérite d’être posée.
Admettons que celui qui travaille s’enrichisse grâce à ça : cet enrichissement a une cause, c’est précisément la production de quelque chose par le travail.
Maintenant demandons ce qui définit l’escroquerie : on dira que c’est un enrichissement sans cause. C’est clair.
Alors, quid de celui qui prête son argent en contrepartie d’un loyer (ou qui achète une action d’une entreprise en contrepartie d’un intérêt et de dividendes).
Deux possibilités :
- soit on estime qu’on est dans une société marchande, où tout peut devenir marchandise – y compris l’argent. Comme vendre de l’argent n’a guère de sens, on peut comme n’importe quel bien l’aliéner à autrui en contre partie d’un dédommagement. L’ouvrier loue ses bras, le capitaliste loue son coffre fort.
Supposons qu'on nous objecte que seul le mérite peut justifier l’enrichissement, et que le riche n'en a aucun. Soit, c'est alors précisément le trader qui a des mérites c'est lui qu’il faut reconnaître et rémunérer en conséquence. Ce qui ne condamne aucunement l'enrichissement par la finance.
Quelle preuve plus forte de cela que la parabole des talents (Matthieu 25.14 – 30 cf le texte en annexe), qui montre qu’il y a de la sainteté à faire prospérer un bien : les bons serviteurs – des ancêtres de Jérome Kerviel – ont-ils fait autre chose que prêter cet argent à des banquiers qui l’ont fait prospérer ? Et quel est leur mérite, puisqu’ils ne l’ont pas produit eux-mêmes. Et quelle est la faute du mauvais serviteur ? "Il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j'aurais retiré avec usure ce qui est à moi" dit la Parabole (Mt 25,27). … "Quant à ce serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres extérieures; là il y aura des pleurs et des grincements de dents." (Mt 25,30). Au fond, même les Évangiles reconnaissent qu’il y a un mérite à gagner de l’argent sans travailler, le mérite consistant ici à discerner les bons banquiers et éviter les Madoff.
- soit on estime que faire le commerce de l’argent est immoral et qu’il faut être juif ou lombard pour que ce soit supportable. L’Eglise considérant sans doute que la parabole des talents n’était par à prendre au premier degré a condamné durant tout le moyen âge le prêt à intérêt. Sauf dans un cas : quand il y avait un risque de ne pas récupérer son argent.
Un exemple : vous êtes un détaillant en drap du 13ème siècle et vous arriver sur une foire de Champagne. Là, vous achetez un lot d’étoffe à un grossiste. Mais pour cela il vous faut emprunter de l’argent car vous n’en avez pas. Le soir, ayant revendu avec bénéfice votre marchandise, vous restituez votre emprunt augmenté de l’intérêt convenu. Celui-ci est considéré comme justifié par l’Eglise, parce que votre bailleur risquait de tout perdre si vous étiez parti avec la caisse ou bien si vous aviez péri avec elle dans un incendie.
Concluons : si l’actionnaire ne travaille pas, du moins risque-t-il de voir son argent partir en fumée dans une crise boursière, ou dans la faillite de l’entreprise.
Il est donc moralement acceptable qu’il touche un intérêt pour sa participation.
La difficulté vient de la répartition entre les travailleurs et les actionnaires. On ne cesse de le répéter, mais ce qu’on oublie souvent de dire, c’est que le problème vient de ce que le capital s’accumule et pas le travail. Je peux prêter une grosse somme d’argent, même à 5%, ça va faire une belle rentrée en fin de mois. Maintenant, je suis un travailleur, je ne peux pas – je ne pourrai jamais – travailler plus que 50 heures par semaine (après c’est le Goulag) et c’est pas avec ça que je vais faire fortune.
Après tout, les bons serviteurs de l’Evangile ne se sont pas enrichis d’autre chose que du droit à continuer de travailler pour leur maître.
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Annexe – Evangile de Matthieu XXV – 14-30

Mt 25,14. Car il en sera comme d'un homme qui, partant pour un long voyage, appela ses serviteurs et leur remit ses biens.
Mt 25,15. Il donna à l'un cinq talents, et à un autre deux, et à un autre un seul, à chacun selon sa capacité; puis il partit aussitôt.
Mt 25,16. Celui qui avait reçu cinq talents s'en alla, les fit valoir, et en gagna cinq autres.
Mt 25,17. De même, celui qui en avait reçu deux, en gagna deux autres.
Mt 25,18. Mais celui qui n'en avait reçu qu'un, s'en alla, creusa dans la terre et cacha l'argent de son maître.
Mt 25,19. Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint, et leur fit rendre compte.
Mt 25,20. Et celui qui avait reçu cinq talents s'approcha, et présenta cinq autres talents, en disant: Seigneur, vous m'avez remis cinq talents; voici que j'en ai gagné cinq autres.
Mt 25,21. Son maître lui dit: C'est bien, bon et fidèle serviteur; parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup; entre dans la joie de ton maître.
Mt 25,22. Celui qui avait reçu deux talents s'approcha aussi, et dit: Seigneur, vous m'avez remis deux talents; voici que j'en ai gagné deux autres.
Mt 25,23. Son maître lui dit: C'est bien, bon et fidèle serviteur; parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup; entre dans la joie de ton maître.
Mt 25,24. Celui qui n'avait reçu qu'un talent s'approcha aussi, et dit: Seigneur, Je sais que vous êtes un homme dur, qui moissonnez où vous n'avez pas semé, et qui ramassez où vous n'avez pas répandu;
Mt 25,25. c'est pourquoi j'ai eu peur, et j'ai caché votre talent dans la terre; le voici, vous avez ce qui est à vous.
Mt 25,26. Mais son maître lui répondit: Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que je ramasse où je n'ai pas répandu;
Mt 25,27. il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j'aurais retiré avec usure ce qui est à moi.
Mt 25,28. Enlevez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a dix talents.
Mt 25,29. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance; mais, à celui qui n'a pas, on enlèvera même ce qu'il semble avoir.
Mt 25,30. Quant à ce serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres extérieures; là il y aura des pleurs et des grincements de dents.

Voir aussi la Citation du jour du 23 Janvier 2006

mardi 21 avril 2009

Sait-on ce qu'est le vide?

Je veux dire par là, si c'est l'absence de matière, existe-t-il vraiment dès lors qu'on sait que même l'espace interstellaire parfois appelé "vide" contient 1atome au centimètre cube?

Post sur le blog-citation du jour

Pour poser cette question à Docteur-Philo, il faut admettre qu’elle soit plus philosophique que scientifique.

Je dirai même qu’elle est néfaste pour comprendre la physique et bonne pour la réflexion philosophique.

En réalité, le physicien est celui qui accepte d’un cœur léger de ne plus se poser certaines question, comme : qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce que l’espace ? Qu’est-ce que le vide ?

Il dira peut-être, en suivant votre remarque, que le vide c’est ce qui contient 1 atome au centimètre cube – et pas plus. Et basta !

Où est le problème ?

1 – Le trouble vient de ce qu’on parle encore de « vide », alors qu’on devrait garder ce terme pour le rien du tout à supposer qu’il existe vraiment. S’il n’existe pas ce rien du tout, alors pourquoi encore employer ce terme de vide ?

--> Et pourquoi pas, si un espace de 1 centimètre cube contenant 1 atome et pas plus, avait des propriétés particulières ? Comme l’énergie du vide dont parle la physique quantique ? Ou la propagation de quelque chose tel que l’action à distance ?

2 - Le rôle du philosophe est de clarifier les concepts ici, et c’est tout.

Le problème vient de l’assimilation du vide au néant. Le vide c’est l’absence d’être. Le néant c’est la négation de l’être. Quelque chose dont on ne peut rien dire – puisque dire « le néant, c’est… », serait attribuer une caractéristique à un substrat et donc lui donner une existence quelconque.

Bref : si le néant était la négation de l’être, il serait aussi ce qui anéantit l’être, et donc il serait plus proche de l’anti-matière que du vide.

3 – C’est ainsi que confondre le vide et le néant a été à l’origine de bien des malheurs en physique. Comme de croire que la nature a horreur du vide, puisqu’elle est existence, création divine, elle ne peut avoir en elle ce néant qui est soit imperfection, soit ce qui la rongerait de l’intérieur (un peu comme les trous noirs).

4 – Le seul débat intéressant dans l’histoire de la connaissance dans ce domaine a été je crois avec les épicuriens, qui pensaient que les atomes et le vide suffisaient à expliquer l’univers. La question était de savoir si le vide était une substance ou bien de l’espace dépourvu de matière. Car dans ce cas, le débat faisait l’impasse sur le néant, et se concentrait sur le mode d’existence du vide.
Ici, notez-le, la philosophie ne forge pas de nouveaux concepts, mais elle éclaire les questions.
Déjà pas si mal.

jeudi 16 avril 2009

A-t-on le droit de mentir en politique ?

Les philosophes ont l’habitude qu’on leur reproche de poser des questions inutiles.

Ainsi, en est-il du mensonge en politique considéré comme une pratique universelle, et donc comme une nécessité dont le politicien doit user sous peine d'échouer à exister : à quoi bon s’interroger sur le droit de mentir ?

Là où il y a nécessité, il n’y a pas à rechercher un droit. Ou plutôt, il n’y a plus de différence entre le droit et le fait. Tout le monde sait bien qu’il faut mentir aux électeurs pour être politiquement crédible. C’est peut-être dommage, mais c’est comme ça. Point-barre.

--> Docteur-Philo ne se laisse pas désarçonner pour si peu.

Laissant de côté les polémiques sur les éventuels bienfaits du mensonge, il va poser la question de la pureté en politique.

On connaît la thèse développée par Sartre dans Les mains sales : on fait la révolution et on tue pour cela au nom de la pureté. Oui, mais le héros, Hugo, qui refuse le mensonge et qui s’apprête à assassiner un dirigeant révolutionnaire qui veut cyniquement mentir au peuple, va finalement le tuer parce qu’il l’a fait cocu (c’est le mot juste). Si pureté n’est pas dans la vie, alors elle n’est pas non plus dans l’action.

Si elle n’y est pas c’est surtout parce que mon action va se mêler à celle des autres. Il n’y a pas – et principalement en politique – une action qui soit strictement individuelle (sauf peut-être celle de l’ermite, mais en quoi consiste-t-elle à part la prière ?). Dès lors que les autres peuvent s’emparer de mon acte et le transformer par leurs propres actes, alors la pureté des actes disparaît. Ou plutôt elle se rétracte et se réfugie dans les intentions. J’avais voulu le bien… Je n’avais pas voulu ça…

Bon. Le problème est qu’on risque de bénir n’importe quoi avec ça. Même les bourreaux nazis voulaient le bien de l’humanité – simplement l’humanité pour eux ça excluait tous ceux qui n’étaient pas aryens. La sincérité du choix serait-il donc le seul élément à prendre en compte, et un pieux mensonge laverait-il le menteur de sa faute ?

Si l’action politique n’est politique que dans la mesure où elle implique une communauté, alors il faut bien que quelque chose de communautaire relie les hommes qui lui sont soumis.

Thèse : la communauté politique est une communauté de sujets qui possèdent un lien leur permettant de vivre-ensemble.

- Si les hommes sont dans la vie politique des objets, alors il n’y a pas d’inconvénient à leur mentir, c’est une façon comme une autre de les manipuler, et seul le but poursuivis a alors de la signification.

Mais à partir du moment où ils sont aussi des sujets (au sens d’hommes libres de choisir et de se gouverner, comme en démocratie), alors leur mentir c’est leur refuser de connaître la réalité sur la quelle on leur demande d’agir ou de se prononcer.

- Le problème se complique quand on essaie de savoir comment se réalise ce qu’on appelle le « vivre-ensemble ». On peut en effet préférer la solidarité à la liberté – Oui, mais on peut aussi préférer sa mère à la justice (Camus). Entre la vie publique et la vie privée, des relations et des ruptures multiples demandent à être analysées très finement. Docteur-Philo fera ça un jour… peut-être.

Restons au niveau immédiat : comment vivre ensemble si le mensonge vient dissimuler la réalité des autres ? Si le mensonge est dissimulation, je ne vis, je ne parle qu’à des masques, jamais à des hommes réels.

Reste aussi à faire une distinction: en dehors du mensonge, on peut aussi reprocher à l’homme politique de ne pas s’engager dans ses propos. C’est celui qui dit : « Je ne vous mentirai pas… », et puis qui, après avoir promis, ne tient pas sa promesse parce qu’entre temps il a changé d’avis – par pragmatisme bien sûr.

Vous voyez de qui je veux parler ?

vendredi 20 mars 2009

Que vaut le refus ?

Je suis étudiant en troisième année en langues étrangères à Bordeaux. Il y a maintenant une semaine, le blocage de mon université a été décidé par étudiants et enseignants pour protester contre l'actuelle politique menée par le gouvernement dans le domaine de la recherche et de l'éducation. Depuis l'appel du président de la Sorbonne en février dernier, le mouvement prend de l'ampleur.
Des enseignants font désormais cours à la gare, dans les tramways, devant la mairie de Bordeaux.
Dans la rue, ils organisent le procès fictif de nos gouvernants.
Tous les jeudis, Bordeaux et les autres villes tremblent au rythme des manifestations, immobilisant les réseaux de transport en commun.
Pas de doute : le mouvement est bien organisé et impressionnant.
Devant tant d'opposition, je me demande la signification du refus dans l'existence. Que signifie dire non ? On pourrait bien entendu mentionner la notion de révolte (Camus). Qu'en pensez-vous ?

David.

La boite à questions


- Vous évoquez, cher étudiant bordelais, l’homme révolté de Camus, qui est celui dont toute la liberté – et donc toute l’humanité – s’est réfugiée dans le refus et dans la révolte.

J’en déduis que la question que vous posez est de savoir si le refus a un sens quand on le prend en lui-même, c'est-à-dire indépendamment de ce qui est refusé.

Que peut-on en penser ?

--> Nous suivrons pour nous guider de l’interprétation de Nietzsche dans un des plus célèbres textes : les trois métamorphoses de l’esprit, dans Zarathoustra, (voir le texte ici).

La première métamorphose fait de l’esprit un chameau qui réclame de porter les plus lourds fardeaux : le chameau ne refuse jamais rien. La seconde métamorphose est celle qui le change en lion, qui refuse l’obligation et combat le dragon de l’obligation morale : le lion refuse tout. La troisième est celle qui change le lion enfant : il ne refuse ni n’accepte, mais il affirme. Il dit oui à ses inventions et à ses jeux.

--> On peut distinguer selon moi trois sortes de refus : le refus pour le refus, puis le refus du changement – et plus particulièrement, le refus de ce changement-là qu’on prétend m’imposer, et enfin à l’opposé, le refus de l’immobilité.

1 - Le refus pour le refus, c’est ce qu’on pourrait nommer le nihilisme. Celui qui dit non, qui résiste pour le plaisir de nier et de refuser. Celui-là, c’est le lion dont parle Nietzsche : et si le nihilisme est intenable, alors l’on voit bien que le refus systématique n’est pas une attitude tenable en soi.

2 - En suite - et ce n'est pas spécialement dans le texte de Nietzsche, sauf à dire que c'est aussi le refus d'être le chameau qui dit oui à tout et à n'importe quoi - il y a le refus du changement qui me conduirait à devenir moi-même un autre. Ça veut dire qu’il y a des limites à ne pas franchir : un pas de plus en dehors de la situation actuelle et c’est toute la réalité qui bascule. C’est le refus du franchissement des limites – que ces limites soient des changements de direction (réforme des universités), ou alors des régressions (baisse du pouvoir d’achat).

Mais surtout, en refusant de devenir un autre, je refuse de me plier à la volonté d’autrui, c'est-à-dire d’abdiquer ma propre volonté.

Car c’est bien ce que réclame le Dragon de l’obligation : « Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. En vérité il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon. ».

3 - Et puis, il y a le refus de l’immobilité : c’est alors que le non succède à un oui, qu'il le présuppose. Je refuse de faire ce qu’on veut que je fasse, parce que je veux faire ce que moi je considère comme étant le meilleur.

Pour comprendre le refus, il faut d’abord savoir qu’il est acquiescement. Nietzsche dit que c’est l’enfant qui est porteur du oui : « Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?

L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.

Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde. »

Mais si le refus a besoin du oui, le oui n’a pas besoin du refus, puisque l’enfant dans sa faiblesse ne peut lutter.

Reste que l’enfant vient après le lion. Et que le lion est là pour lutter contre le dragon. Sans lui, c’est la soumission


Résumons-nous :

- Le refus pris absolument est nihilisme ;

- Le refus comme relation s’oppose à la dénaturation de soi comme volonté

- Le refus présuppose l’affirmation ; il n’est justifié que par elle – sinon = nihilisme