mercredi 27 février 2008

Comment peut-on faire le deuil de quelqu’un ?

Faire le deuil de quelqu’un n'est-ce pas aussi faire le deuil d'une partie de soi ? Ou est-ce simplement le chagrin qui devient supportable, une question de survie en quelque sorte ?

La boite à questions

La question est intéressante dans la mesure où ce qu’on interroge, ce n’est pas le deuil mais le travail de deuil, où si l’on préfère la raison pour la quelle on sort de cet état. On dit que la vie continue, qu’elle reprend ses droits … : mais qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi le deuil est-il si douloureux ? Et comment dans ces conditions parvenons-nous à lui survivre ?

--> Freud a consacré un article à la question sous le titre Deuil et mélancolie (1). Nous le suivrons quelque temps.

D’abord, essayons de regrouper le deuil avec d’autres événements psychiques. Il s’agit de la réaction à la perte d’un être aimé, qui peut être selon les cas, consécutif à sa mort, ou à une rupture. Dans le cas du deuil cet événement est irréversible : le mort, c’est d’abord une place vide dans la maison, autour de la table, quelqu’un dont on n’entendra plus le pas franchissant le seuil. Et c’est cela qui entraîne une souffrance considérable (2).

Selon Freud, la souffrance que provoque la mort vient de la perte de l’objet aimé, la libido (3) perdant ainsi ce vers quoi elle s’orientait dans la réalité. Si l’on dit que faire son deuil c’est faire le deuil d’une partie de soi-même, c’est qu’il y a identification entre notre libido et son objet : irremplaçable, et donc plus jamais nous n’aimerons comme nous avons aimé. La réussite du travail de deuil ne vient donc pas de l’abandon de cette part aimante de nous-mêmes, mais bien de son réinvestissement sur un autre objet : il faudrait même ajouter qu’un refus d’aimer à nouveau serait la preuve que le travail de deuil reste inachevé.
Pour se résumer, le travail de deuil est douloureux justement parce qu’il impose un déplacement de la libido d’un objet à un autre ; on pourrait même dire qu’accepter de reconnaître la mort de l’être aimé, c’est effectuer ce déplacement, et non pas se mutiler d’une part de soi-même.

En attendant, il faut admettre aussi, qu’effectivement, faire son deuil, c’est une question de survie. Non seulement parce que la mort des autres est le signe de notre propre mortalité (4) ; mais aussi parce que, Freud le dit sans ambages, nous sommes placés devant l’alternative entre partager le destin du mort (le suivre dans le tombeau, comme la femme du Roi Renaud), ou donner la préférence à nos satisfactions narcissiques et « rompre la liaison avec l’objet anéanti » (Freud - p. 168). Il y a bien sûr une occasion de conflit dans notre moi entre la fidélité au mort - qui voudrait qu’on le suive dans le tombeau, et l’attrait pour la vie qui nous commande de l’oublier - c’est à dire de répondre aux appels de la réalité.

--> Le point de vue de Freud choque peut-être : pourquoi prétendre qu’on ne peut survivre qu’à condition d’oublier ? Pourquoi ne pas admettre qu’on peut adoucir la souffrance sans remplacer le disparu ? Pourquoi la célébration les morts ne suffirait-elle pas à apaiser la souffrance vie survivants, sans les détourner de leur souvenir ? Bref, le culte réglé et paisible des morts ne suffit-il pas à montrer qu’on n’a pas rompu la liaison que nous avions avec eux ?

Posons autrement la question : qu’est-ce qui reste du mort, une fois le travail de deuil accompli ? C’est là que Freud abandonne la partie. Et nous dirons que le souvenir qui est au fond de nous n’est pas rien, que si on a désinvesti la réalité de notre attachement au disparu, ce n’est pas pour autant que nous avons perdu tout intérêt pour lui. On sait que les Grecs considéraient la renommée comme la seule véritable immortalité, celle en tout cas qu’on pouvait espérer. C’est en ce sens qu’Homère est immortel.


(1) Publié en appendice à la Métapsychologie chez Folio/Essais. Par la mélancolie, Freud envisage un état dépressif avec une forte auto dépréciation de soi-même.

(2) On analyse classiquement le deuil selon 3 moments : la dénégation (« non il n’est pas mort, il va me téléphoner dans un instant… »). Puis avec l’acceptation du décès, la surévaluation du disparu (« un être aussi exceptionnel irremplaçable… »). Et enfin, acceptation et reprise de la vie quotidienne.

(3) Par libido, on entendra une pulsion qui finit par devenir sexuelle, mais qui ne l’est pas nécessairement au sens précis du terme

(4) Voir la citation de John Donne : Ne demande pas pour qui sonne le glas : il sonne pour toi
(Voir mon Post du 19 août 2006). A noter qu’il s’agit ici de la mort de n’importe qui et pas seulement d’un être aimé.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Je crois que le deuil de l'être aimé nous oblige forcément à l'oublier afin de récupérer l'investissement libidinal que nous faisions sur lui.
Pour ce qui est des relations plus amicales par contre je vous suis.
Ne devrait-on pas en déduire que la libido existe sous deux courants différents (un amoureux et l'autre amical, refoulé ?) ?
Et faut-il en conclure que notre libido peut-être quantifiée en valeur absolue et que nous sommes limité dans nos investissements (un seul être aimé ? un quota d'amis infranchissable ?) ?

Jean-Pierre Hamel a dit…

Ne devrait-on pas en déduire que la libido existe sous deux courants différents (un amoureux et l'autre amical, refoulé ?) ?
- A vrai dire je n’en sais pas plus que vous. Je suppose que des psychanalystes refuseraient de croire à l’existence de formes spécifiques de libido ; par contre on peut tout à fait admettre qu’elle s’« écoule » vers des rivages différents ; en bref, qu’elle ait plusieurs « destins ».

Et faut-il en conclure que notre libido peut-être quantifiée en valeur absolue et que nous sommes limité dans nos investissements (un seul être aimé ? un quota d'amis infranchissable ?)
- Idem. Mais j’aime bien l’idée qu’on aurait un quota d’amis possibles. Je dirais à quelqu’un : « j’aimerais bien me prendre d’amitié pour toi. Mais je n’ai pas de place vacante pour toi dans mon cœur (sic). Repasse dans deux ans on verra ce qu’il en est. ». Après tout, on n’est pas étonné d’entendre : « Tu es la femme que j’aurais voulu aimer… Quel dommage que je sois déjà amoureux de X… »

Anonyme a dit…

Il y a bien sûr l'être aimé ou les amis mais il y a aussi la famille, si on perd un parent ou un enfant c'est un peu différent, serait-ce un troisième courant de la libido ou est-ce autre chose ?
Quand on perd un enfant, il n'y a pas de mot pour le dire, on n'est ni veuf, ni orphelin. Est-ce parce que c'est plus dur que tout ?
Pour le quota d'amis je serais assez d'accord, il faut une certaine disponibilité pour nouer une nouvelle relation.

Jean-Pierre Hamel a dit…

« Quand on perd un enfant, il n'y a pas de mot pour le dire, on n'est ni veuf, ni orphelin. Est-ce parce que c'est plus dur que tout ? »
- Là Docteur-Philo, il a fini de faire le malin. Qu’est-ce qu’un philosophe, un psy ou qui vous voudrez aurait à dire devant l’indicible ?
Je crois tout bonnement que seules les conséquences, plus ou moins lointaines de ce deuil peuvent lui donner un sens : il sera ce qu’il aura fait de nous. Mais a priori, c’est une fait unique dans son vécu, et dont on ne peut certainement rien dire.
( Voilà pourquoi je respecte le voeux des parents qui veulent faire inscrire comme décès d'enfant les enfants morts-nés)

Anonyme a dit…

peut-être qu'on perd vraiment une part de soi...
Je comprends aussi ce voeux qui est un besoin

Anonyme a dit…

"Quand on perd un enfant, il n'y a pas de mot pour le dire, on n'est ni veuf, ni orphelin. Est-ce parce que c'est plus dur que tout ?"

--> Moi j'ai perdu ma grand-mère et mon cousin, le seul cousin que j'aimais, je ne suis ni veuve ni orpheline pourtant.
Y'en a qui perdent des frères ou soeurs, des amis, des tantes, des oncles, etc...

Il n'y a pas que pour la perte d'un enfant qu'il n'y a pas de mots !!!