vendredi 18 juillet 2008

Peut-on définitivement se passer des autres ?

Voici une question difficile, peut-être impossible à résoudre en raison de l’adverbe ajouté : définitivement.

Car si l’on demandait simplement : peut-on se passer des autres ? La réponse serait facile. L’être humain ne saurait exister sans la présence d’autres humains au moins au début de son existence. Le nourrisson ne peut se passer du secours de l’adulte, et le jeune enfant ne saurait même pas parler sans l’apprentissage. Hérodote raconte l’histoire légendaire du pharaon Psammétique qui fit isoler un nouveau-né, lui accordant juste la présence d’un berger pour le nourrir, afin de savoir quelle langue il parlerait en prenant de l’âge. Il paraît qu’il prononça le mot becos qui signifie pain en Phrygien ; dont on conclut que le Phrygien est la langue spontanée donc la plus ancienne de l’humanité. Si nous refusons toute crédibilité à cette histoire, elle montre au moins que l’énigme des origines du langage, et par delà celle de l’existence de l’humanité a toujours questionné les hommes.

Revenons à notre question : elle signifie que l’on cherche à savoir comment un adulte peut – pourrait – se passer à tout jamais de la compagnie d’autres humains, un peu comme Robinson sur son île (avant la venue de Vendredi).

- Les grecs, comme Aristote, considéraient que l’humanité venait à l’homme par l’appartenance à une Cité, en sorte que la présence des autres est à tout jamais une nécessité. Aristote disait que celui qui pourrait vivre seul serait soit plus qu’homme, soit moins qu’homme (soit un monstre, soit un Dieu (1))

− Certes Rousseau pensait que l’homme était originellement un être solitaire, mais en revanche il estimait que l’histoire de l’humanité l’avait entraîné à vivre en société et que cette évolution avait produit des changement irréversibles dans les individus actuels, en sorte qu’il serait impensable de retourner à la solitude originelle. On ne peut donc se passer définitivement des autres, même s’il le faudrait.

− Il y a pourtant des cas où cette solitude a été réalisée. C’est le cas des reclus volontaires, sorte d’ermites qui se faisaient enfermer dans une cellule dont on murait la porte et qui ne communiquaient avec l’extérieur que par un guichet qui servait à passer leur nourriture. On raconte que lorsqu’ils entraient là-dedans on célébrait pour eux un office des morts.

Il est en principe impossible de savoir ce qu’il se passait dans cette solitude et s’ils y retrouvaient Dieu. On peut toutefois supposer que des modifications profondes de leur conscience s’y produisait, en sorte qu’ils devaient avoir l’impression de changer de monde.

− L’un de nos auteur qui a essayé de décrire ces changements, c’est Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (2). Car l’intérêt du roman de Tournier c’est d’avoir tenté de retracer les modifications – altérations – de la conscience dans la solitude. Et il ne s’agit pas simplement de la perte de la présence de l’autre, de la relation au autrui. L’absence définitive d’être humain entraîne selon Tournier la déréalisation du monde : les rochers, les arbres, les torrents se disloquent, se confondent. Du fond de la souille où il se complait, Robinson voit l’île de Spérenza retourner dans les limbes.

A condition de pouvoir satisfaire les besoins vitaux, on peut certes se passer définitivement des autres. L’air qu’on respire, l’eau que l’on boit, le soleil qui nous éclaire ne dépendent pas d’eux. Mais ce qui compte, c’est de savoir quel est le prix à payer pour cela.

(1) « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l'homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par [le hasard des circonstances], est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié [en ces termes] par Homère : "sans lignage, sans loi, sans foyer" Aristote – Les politiques, I, 2 1252a

(2) A ne pas confondre avec Vendredi ou la vie d’un sauvage, version pour les enfants du précédent, mais en réalité un tout autre roman.

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